Alexandra Marshall,



The Wall Street Journal





PARIS (Agefi-Dow Jones)--Quand il a été chargé de la direction commerciale France d'Hermès en 2005, Axel Dumas avait notamment pour mission de visiter toutes les boutiques du groupe. "Mon objectif, c'était de ne jamais avoir l'adresse [avant de me rendre sur place]", raconte celui qui est aujourd'hui gérant de l'entreprise fondée en 1837, il y a six générations. "Pour moi, si on avait choisi le bon emplacement, je devais le trouver en suivant mon instinct." A chaque fois, il prenait donc la direction du centre-ville, nez au vent (nez qu'il a d'ailleurs aquilin, ce qui ne fait qu'accentuer sa ressemblance avec Jean-Pierre Léaud, acteur fétiche de François Truffaut). "Je cherchais un bel endroit, un endroit où les gens travaillent, ce n'était pas très compliqué."



Commerce en ligne aux trousses, parfois au bord de la faillite, les centres commerciaux, grands magasins et autres boutiques "en dur" sont à la peine depuis plusieurs années. Les avis sont unanimes : c'est sans intérêt. De Gap à Sephora, les multinationales tentent d'attirer le chaland à grand renfort de cabines d'essayage en réalité virtuelle, assistants maquillage numériques et autres gadgets technologiques. Mais dans cet océan de pessimisme, un îlot de bonnes nouvelles se démarque : Hermès. Alors que, depuis le milieu des années 2010, la presse prédit avec emphase "l'apocalypse" pour le commerce classique et que le métavers menace de devenir un immense centre commercial virtuel, Hermès investit dans les boutiques physiques.



Quand je lui ai raconté que j'avais été submergée par les communiqués de presse annonçant rénovations et ouvertures, Axel Dumas, costume impeccable alors que Paris suffoquait cet été, a éclaté de rire. Nouvelles boutiques à Osaka, Stockholm, Madrid, Austin et Doha, agrandissement de celles d'Istanbul, Manille, Dalian et Short Hills : la liste est longue, mais loin d'être exhaustive. Une quatrième boutique vient d'ouvrir ses portes en Floride et Hermès reste très présente dans les aéroports internationaux, dans lesquels elle avait très tôt choisi de s'implanter.



"Vous seriez surprise de savoir que quand je suis arrivé [à la gérance, en 2013], nous avions globalement le même nombre de magasins", m'a-t-il confié par visioconférence. "Je me demande même si nous n'en avons pas six de moins aujourd'hui." "Ce que nous avons fait, c'est ouvrir des boutiques plus grandes et mieux situées, pour montrer tous nos métiers", a-t-il poursuivi, évoquant les 16 spécialités de la maison : sellerie, prêt-à-porter, carrés de soie, maroquinerie, joaillerie, maison ou encore, depuis peu, beauté. Même si le groupe pèse aujourd'hui plusieurs milliards de dollars, il ne possède pas d'équipe suant sang et eau pour trouver l'emplacement idéal pour la prochaine enseigne. "On laisse généralement parler notre intuition", résume Axel Dumas. "On essaie de trouver un bâtiment bien exposé, complexe, qui a du caractère."



L'emblématique "flagship" de New York



L'exemple le plus fulgurant de cette logique commerciale à cheval entre ancien et nouveau, c'est peut-être le (très complexe) flagship de New York. Situé au 706 Madison Avenue, il ouvrira début octobre après deux ans de travaux (l'adresse actuelle fermera ses portes). Il se compose de trois bâtiments de l'Upper East Side réunis sous une seule et même façade. C'est RDAI, le cabinet d'architecture fondé en 1972 par Rena Dumas, épouse de l'ancien directeur artistique et patron d'Hermès Jean-Louis Dumas (et mère du directeur artistique actuel, Pierre-Alexis Dumas, qui est aussi le cousin d'Axel Dumas), qui s'est chargé de la conception.



A l'intérieur, des spectaculaires arches à l'escalier monumental en calcaire du Portugal, trait d'union entre les quatre niveaux, tout n'est que beauté, luxe, calme et volupté. Le rez-de-chaussée est dédié au maquillage, à la parfumerie, aux accessoires, à la petite joaillerie, aux carrés et à la maroquinerie homme, des catégories plus abordables. Plus on prend de l'altitude, plus les choses deviennent sérieuses : sur-mesure homme, maison, prêt-à-porter femme, équitation, haute joaillerie, montres... et pour finir, au firmament, la maroquinerie, bijou de la couronne Hermès qui représente près de la moitié de son chiffre d'affaires annuel.



Comme il l'a fait par le passé pour les boutiques les plus emblématiques, Pierre-Alexis Dumas a sélectionné des œuvres d'art et des objets tirés de la collection parisienne d'Hermès. La bâtisse new-yorkaise accueillera des débats et des présentations, ainsi qu'un petit bar où siroter du champagne, un café ou un cocktail signature - la recette n'est pas encore arrêtée, mais le breuvage ne devrait pas être orange : trop cliché. Des espaces VIP et de très confortables cabines d'essayage sont également prévus. Et, grande première, le magasin accueillera également une conciergerie, gérée par Casey Legler, passé par Le Coucou à Manhattan et Blue Hill à Stone Barns, deux restaurants qui fleurent bon le chic et l'élégance.



Hermès envisage d'ouvrir une autre adresse à New York en 2026, dans le quartier de Williamsburg - où un magasin éphémère fera son apparition l'an prochain. Si la marque a su résister à l'avènement de l'automobile - qui explique son virage de la sellerie à la maroquinerie - parions qu'elle devrait bien vivre son installation en banlieue.



Bond de l'action et du chiffre d'affaires



Axel Dumas, aujourd'hui âgé de 52 ans, a été nommé gérant de l'entreprise - cotée en Bourse mais toujours majoritairement détenue par la famille fondatrice - il y a dix ans. Depuis, la croissance a été fulgurante : le chiffre d'affaires a quasiment doublé entre 2013 et 2021, où il frôlait les 9 milliards d'euros, et l'action vaut aujourd'hui autour de 1.200 euros, soit cinq fois plus qu'il y a une décennie. Exception faite des huit années qu'il a passées chez BNP Paribas, en Chine puis à New York, Axel Dumas a dédié sa vie professionnelle à Hermès, où il a commencé comme auditeur en 2003. Depuis lors, il est passé par la direction de la joaillerie, puis de la maroquinerie et de la sellerie.



C'est à ce poste qu'il se trouvait quand Hermès s'est lancé dans la plus grande de ses batailles : contrer ce qui ressemblait fort à une OPA hostile de LVMH. Descendantes d'Emile Hermès, petit-fils du fondateur, les familles Guerrand, Puech et Dumas se sont alliées au sein d'une holding qui contrôle 54,3% du capital de l'entreprise. Les membres ont interdiction de vendre leurs parts à des non-membres de la famille pendant plusieurs décennies. (LVMH a finalement décidé de distribuer ses actions Hermès à ses actionnaires et s'est acquitté d'une amende de 8 millions d'euros infligée par l'Autorité des marchés financiers [AMF], même si le géant du luxe se défend toujours d'avoir enfreint les règles).



Peu après le lancement de l'offensive, Axel Dumas a été nommé directeur général des opérations. Il travaillait alors avec Patrick Thomas, premier non-membre de la famille à occuper la gérance depuis le décès de Jean-Louis-Dumas. J'ai demandé à un Axel Dumas d'un abord un peu timide mais doté d'un goût avéré pour les costumes impeccables si le comité exécutif savait qu'il n'était pas homme à plaisanter. "Etre gentil, ça ne veut pas dire être faible", a-t-il rétorqué. "Nous venons cette année de renouveler le pacte d'actionnaires pour dix années supplémentaires, donc nous avons encore vingt ans devant nous", poursuit-il. "La seule façon de le faire, c'était d'avoir l'unanimité : cela veut donc dire que 100 personnes ont à nouveau renoncé au droit de vendre leurs actions, c'est très touchant, c'est une question d'engagement, de conscience du but que l'on veut atteindre."



Le patron insiste d'ailleurs sur le fait qu'Hermès est un collectif, une rhétorique qui fait écho à celle de son cousin Pierre-Alexis, qui se décrit comme un gardien malgré tout ce qu'il apporte à la maison à titre personnel. Si Pierre-Alexis Dumas est à la tête de la création depuis 2005 et siège au comité exécutif, c'est un quasi-inconnu dans le monde de la mode. C'est pourtant lui qui a créé la Fondation d'Entreprise Hermès, qui s'associe à des artistes contemporains, travaille sur les enjeux de durabilité et défend l'éducation - en 2021, un projet-pilote de permaculture a ainsi été déployé dans six écoles. L'artisanat occupe une place centrale chez Hermès et, s'il existe une tradition d'indépendance artistique, la marque aime aussi conserver ce qui fonctionne. La quête de nouveauté qui provoque une valse des créateurs chez tant de marques historiques n'a pas sa place chez Hermès : Véronique Nichanian dessine les collections homme depuis plus de trente ans, Pierre Hardy - recruté en 1990 par Jean-Louis Dumas pour imaginer des chaussures - est passé par les bijoux en 2001, puis la haute joaillerie en 2010,




Nadège Vanhee-Cybulski s'occupe du vestiaire féminin depuis 2014.



Ces esprits créatifs aiment aussi sortir de leur pré carré : pour le lancement de la gamme de maquillage, c'est Pierre Hardy qui a imaginé l'emballage, Bali Barret - ex-directeur artistique de la gamme féminine - qui a choisi les couleurs et Christine Nagel, patronne de la parfumerie, qui a imaginé les senteurs (c'est aujourd'hui Gregoris Pyrpylis qui dirige le maquillage et la cosmétique ; arrivé de Shiseido, il continue de travailler avec Pierre Hardy et Christine Nagel).



Plus d'une centaine de créateurs



"Nous avons plus d'une centaine de créateurs et nous étudions les produits aboutis ensemble", explique Axel Dumas. "On ne vote pas, ce serait prendre un risque." Ce que veut le grand patron ? Etre ébloui. "Est-ce que j'ai été ébloui ? Est-ce qu'on peut mieux faire ? Est-ce que c'est assez audacieux ?"



Attention : audacieux ne veut pas dire tendance, un adjectif qui n'a pas sa place chez Hermès. Ne pas faire les choses de la même manière que les autres maisons de luxe, c'est parfois aussi y laisser des plumes à court terme. C'est peut-être l'aspect le plus surprenant de ce groupe coté en Bourse depuis 1993. Prenons l'exemple de la parfumerie. En général, les marques accordent des licences à des tiers. Les parfums sortent des usines à un rythme étourdissant, souvent sans consultation préalable de la personne qui dessine les vêtements - alors que c'est elle qui porte l'image de la marque.



Hermès est ainsi l'une des rares maisons à avoir son propre nez, Jean-Claude Ellena, arrivé en 2004. Fait plus rare encore, aucune consigne ne lui a été donnée : il peut créer à partir de sa vision (même chose aujourd'hui pour Christine Nagel). Le groupe possède aussi ses usines et gère lui-même sa production. Autre différence : alors que les parfums sont souvent la poule aux œufs d'or, la catégorie parfumerie et beauté d'Hermès représente tout juste 4% de l'activité.



La reine, c'est la maroquinerie. Et devant l'insatiable engouement des clients pour les sacs Birkin et Kelly, les ateliers Hermès fonctionnent à plein régime. S'il faut s'inscrire sur une liste d'attente, ce n'est pas parce que la pénurie est organisée, mais bien parce que chaque sac est fait à la main, par un seul et même artisan, et que les peaux utilisées n'existent qu'en quantité limitée. D'ici à 2026, Hermès entend ouvrir cinq nouveaux ateliers de maroquinerie en France, portant le nombre total à 24. L'an passé, le groupe a ouvert l'Ecole Hermès des Savoir-Faire, qui délivre un CAP. Pour s'assurer une qualité irréprochable et un approvisionnement régulier, Hermès produit autant que possible ses propres peaux : en 2020, elle a lancé la construction d'un quatrième élevage de crocodiles en Australie - même si son volume de production mondial n'augmentera pas. La marque s'intéresse aussi aux matériaux modernes, à l'instar du cuir végan à base de champignons développés par la start-up californienne MycoWorks, utilisé depuis l'an passé pour des sacs de voyage.



Chez Hermès, point de service marketing chargé de superviser les lancements de produits - comme ceux issus de la collaboration avec Apple par exemple. Plutôt qu'une présentation sur un écran, pourquoi ne pas organiser une chasse au trésor à Venise ? Ou demander à un poète de composer une ode à un rouge à lèvres ? Comment expliquer l'improbable HermèsFit, salle de fitness éphémère qui, de New York à Tokyo en passant par Paris, a proposé gratuitement des cours de "carré yoga", d'"haltéro-chaussures" ou d'"athlé-cuir" ?



"Il faut toujours avoir une idée un peu folle", sourit Axel Dumas. "C'est une affaire d'êtres humains, ce n'est pas une stratégie : dans une entreprise, il faut avoir des gens avec un grain de folie et leur donner la liberté de s'exprimer, sans quoi on s'ennuie, on reste terre-à-terre... Si l'objectif et les moyens s'emboîtent trop parfaitement, on perd son âme."



Si Hermès parvient à conserver cette culture si particulière, c'est notamment parce que ses salariés lui sont extrêmement fidèles. Même chose d'ailleurs pour ses fournisseurs : en 2022, la lettre aux actionnaires soulignait que la durée de collaboration moyenne était de vingt ans. La plupart des salariés sont aussi actionnaires du groupe et bénéficient d'une prime annuelle de 3.000 euros. Autant d'éléments qui jouent très probablement un rôle dans le fait qu'Universum Global a désigné Hermès comme deuxième employeur le plus attrayant pour les étudiants français en 2022 - juste derrière LVMH ; le groupe figure dans le top 5 pour les dirigeants.



L'avenir n'en est pourtant pas moins imprévisible : même si le calme devait régner à la surface de la Terre, le monde virtuel occupe une place de plus en plus importante dans la vie des jeunes. Comment une entreprise d'artisans aborde-t-elle un avenir dématérialisé ? Au début des années 2000, Hermès avait fait partie des pionniers du e-commerce, domaine qui semblait aussi étrange à l'époque que la blockchain l'est aujourd'hui. "La technologie de la blockchain vous permet de suivre votre chaîne logistique et d'ajouter des données de façon fiable, ce qui est intéressant", estime Axel Dumas. "Les NFT en tant que produit que l'on met en vente, c'est une question plus délicate, d'autant que nous sommes des artisans, on ne vend pas juste une image." "Mais si, dans dix ans, nos clients veulent des NFT en complément des produits physiques, s'ils veulent que leur avatar s'habille comme eux, on pourra y penser", poursuit-il. "Je ne suis pas certain que l'on vendra des NFT seuls, mais d'une certaine façon, ce n'est pas à nous d'en décider, c'est aux clients."





-Alexandra Marshall, The Wall Street Journal



(Version française Marion Issard) ed: ECH



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September 26, 2022 05:01 ET (09:01 GMT)




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