Georgi Kantchev et Alexander Osipovich,
The Wall Street Journal
BERLIN/NEW YORK (Agefi-Dow Jones)--Depuis des années, la Russie
fait tout son possible pour se sevrer des produits importés et
doper son économie pour qu'elle résiste aux sanctions
occidentales.
L'impact des mesures prises en réaction à l'invasion de l'Ukraine
révèle pourtant que les efforts de Moscou ont échoué. Et parce
qu'elle dépend toujours autant des importations, l'économie russe
va subir un réajustement douloureux.
Faute de pièces détachées venues de l'étranger, une partie du
secteur automobile est à l'arrêt. L'avionneur national est dans
l'impasse, car c'est d'ailleurs que viennent notamment ses moteurs.
Les aliments pour chiens et chats et les médicaments importés ont
disparu des rayons.
"Alors qu'il devait rendre la Russie moins vulnérable à des
sanctions comme celles-ci, le travail de substitution des
importations a échoué", résume Janis Kluge, spécialiste de
l'économie russe du SWP, l'institut allemand des affaires
internationales et de la sécurité. "Dès le départ, les ambitions
étaient irréalistes, parce qu'une économie aussi petite que la
Russie ne peut pas produire seule des biens complexes et de haute
technologie, c'est tout bonnement impossible." Selon lui, il faudra
probablement des années pour remplacer les produits étrangers.
"Forteresse Russie"
L'idée de la substitution des importations, c'est de remplacer des
biens étrangers par des productions locales. Même si la plupart des
économistes estiment que tout faire sur place est aussi cher
qu'inefficace, le Kremlin a adopté cette stratégie pour faire face
aux sanctions imposées après l'annexion de la Crimée en 2014. Elle
s'inscrit dans un plan pluriannuel destiné à protéger l'économie
que les observateurs ont baptisé "Forteresse Russie".
Mais dans les faits, la dépendance russe aux importations s'est
aggravée ces dernières années : en 2021, 81% des industriels
affirmaient ne pas trouver d'alternative russe aux produits
étrangers dont ils avaient besoin. Et plus de la moitié d'entre eux
se plaignaient de la qualité de la fabrication locale. Jamais,
depuis que le Gaidar Institute for Economic Policy russe a lancé
cette enquête en 2015, ces pourcentages n'avaient été aussi
élevés.
En 2020, les importations représentaient 75% des biens de
consommation non alimentaires vendus sur le marché de détail en
Russie, selon une étude de la Higher School of Economics de Moscou.
Et la proportion peut être plus élevée dans certains secteurs : 86%
dans les équipements de télécommunication, par exemple. En 2020,
les importations équivalaient à environ 20% du PIB russe, contre
16% du PIB chinois ; dans d'autres grandes économies émergentes
comme l'Inde ou le Brésil, ce chiffre est moins élevé.
Les constructeurs automobiles russes sont particulièrement touchés
par la pénurie de biens étrangers, à commencer par les puces
électroniques. Mercredi, les autorités du Tatarstan ont prévenu que
Kamaz, un fabricant de poids lourds, avait vu sa production chuter
de 40% et que 15.000 salariés pourraient être mis au chômage le
temps que les problèmes logistiques soient résolus.
Le porte-parole de Kamaz a précisé que ces déclarations évoquaient
un scénario catastrophe et que le groupe était en train de
réorganiser sa production vers des véhicules fabriqués avec des
pièces détachées russes.
Semiconducteurs, ordinateurs, lasers ou capteurs : les produits
technologiques font partie des plus touchés par les sanctions. Pour
couronner le tout, le rouble s'est effondré, faisant grimper en
flèche le prix des biens que Moscou peut encore importer.
Le secteur de l'énergie est lui aussi menacé. En effet, le
fonctionnement des champs gaziers et pétroliers russes
vieillissants dépend des technologies occidentales. Les sanctions
imposées par le passé avaient déjà contraint les groupes
énergétiques russes à reporter ou annuler certains projets et
révélé l'inefficacité des technologies locales, rapportent des
analystes.
Jusqu'en février, la Russie était très intégrée à l'économie
mondiale : se détacher des chaînes logistiques internationales sera
lent et douloureux. Vladimir Poutine n'en a d'ailleurs pas fait
mystère. "Dans cette nouvelle réalité, notre économie aura besoin
de changements structurels et, je ne vous le cache pas, ce ne sera
pas facile", a déclaré mercredi dernier le président russe.
Mais pour les responsables russes, les entreprises nationales
profiteront de la situation. "Avant, ce n'était pas rentable de
produire certains biens dans le pays, mais c'est désormais de plus
en plus intéressant pour les entreprises", a ainsi affirmé Elvira
Nabiullina, la présidente de la banque centrale. Elle a toutefois
reconnu que cela aurait un coût, à commencer par un renforcement de
l'inflation.
En outre, certains produits importés font partie intégrante du
fonctionnement des entreprises russes : selon Maria Shagina, du
Finnish Institute of International Affairs, jusqu'à 90% des banques
russes utilisent des logiciels occidentaux.
"Remplacer des choses simples, comme des tuyaux, des choses qui
n'exigent pas beaucoup de savoir-faire et pas beaucoup de R&D,
c'est possible", explique-t-elle. "Mais pour tout ce qui touche à
la technologie, les logiciels, le savoir-faire, la dépendance
vis-à-vis de l'Occident reste très forte."
Cette indécrottable dépendance touche même des projets prestigieux
présentés par le Kremlin comme la preuve de la renaissance de
l'industrie russe.
Dévoilé en 2007, le Sukhoi Superjet 100 devait relancer le secteur
russe des avions de ligne. Pourtant, selon des responsables locaux,
la moitié du coût des pièces détachées de l'appareil provient de
pièces importées. Le français Safran, qui produit les moteurs des
avions, les trains d'atterrissage et les capots moteurs, a déclaré
qu'il cessait toute activité en Russie en raison des sanctions.
La version presque 100% russe de l'appareil ne sera pas mise en
production avant 2024, ont prévenu les responsables.
Les sanctions touchent aussi des consommateurs qui s'étaient
habitués aux produits importés. Svetlana Ryabova, 36 ans, vit à
Moscou et fait partie d'une association qui recueille des chats
errants. Elle raconte que les croquettes et les médicaments
étrangers sont de plus en plus difficiles à trouver. Les aliments
de la marque Monge ont disparu des rayons et les vaccins, notamment
les Nobivac et les Purevax qui sont fabriqués par des laboratoires
étrangers, ne sont disponibles qu'en petite quantité,
raconte-t-elle.
Elle espère que les industriels russes réussiront à prendre le
relais. "On en a, bien sûr, mais les gens sont pris de panique et
ils achètent tout ce qu'ils trouvent", soupire-t-elle.
Des denrées bannies des rayons
Pour encourager les Russes à consommer local, Moscou a interdit
l'importation d'un certain nombre de denrées étrangères. Fromage
français, jambon espagnol et autres douceurs dont se délectait
l'élite urbaine ont ainsi disparu des rayons. Le mouvement de
substitution des importations s'étend aussi à d'autres secteurs,
dont la médecine et la technologie.
Entre 2015 et 2020, les autorités ont alloué plus de 2.900
milliards de roubles, soit 27 milliards de dollars, au programme de
substitution, soit environ 1,4% des dépenses budgétaires de la
période.
Mais cela n'a pas suffi à stimuler une économie russe minée par les
sanctions et la baisse des cours du pétrole. Depuis 2014 et
l'annexion de la Crimée, le PIB russe a connu une croissance
inférieure à la moyenne mondiale et les Russes se sont appauvris :
fin 2020, le revenu réel avait chuté de 9,3% par rapport à
2013.
Moscou a bien engrangé quelques succès, notamment dans les secteurs
des produits laitiers et de la viande, mais l'embargo sur certaines
denrées a fait grimper les prix, avec à la clé un surcoût annuel de
445 milliards de roubles, soit 4,1 milliards de dollars, pour les
ménages selon une étude publiée en 2019 dans le Journal of the New
Economic Association, une revue russe.
L'une des principales inconnues, c'est la Chine. Partenaire
commercial important de la Russie, Pékin pourrait remplacer les
Etats-Unis et l'Europe et fournir au pays un certain nombre de
biens, mais cela pourrait fragiliser une relation commerciale déjà
compliquée avec l'Occident. En outre, la Chine ne fabrique pas
certains produits (notamment technologiques) dont son voisin a
besoin.
Les sanctions pesant chaque jour un peu plus lourd, les dirigeants
russes n'ont de cesse de défendre l'autosuffisance, quitte à
chanter les louanges de l'économie soviétique.
"L'URSS était frappée par des sanctions et pourtant, elle s'est
développée et a engrangé des succès colossaux", a souligné au début
mars Vladimir Poutine.
Mais tout le monde n'est pas d'accord. "L'économie russe va revenir
en arrière", affirme Janus Kluge.
-Georgi Kantchev et Alexander Osipovich, The Wall Street
Journal
(Version française Marion Issard) ed: ECH
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March 23, 2022 04:28 ET (08:28 GMT)
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